Secrets d’écriture : The Witcher 3: Wild Hunt

Peu de médias peuvent se targuer de proposer une expérience narrative et immersive aussi profonde que les jeux construits autour d’un scénario fort. En effet, les joueurs sont non seulement plongés dans une histoire élaborée, mais ils ont en plus la possibilité d’interagir avec. Ce genre de jeux peut offrir une toute nouvelle perspective sur le monde ou nous mettre dans la peau d’un super-héros. Les jeux narratifs nous permettent de devenir quelqu’un d’autre, ce qui explique sans doute pourquoi nous apprécions tant ces expériences. À présent, grâce à la puissance de la Xbox One X, les créateurs ont les moyens de nous immerger davantage dans leur vision. Dans notre rubrique « Secrets d’écriture », nous nous entretenons avec quelques-uns des plus grands créateurs de l’industrie pour parler du pouvoir de la narration dans les jeux vidéo, de leurs inspirations et de leur ressenti sur l’avenir du genre. Aujourd’hui, entretien avec Marcin Blacha, scénariste en chef pour The Witcher 3 : Wild Hunt chez CD Projekt Red.

 

Avez-vous un secret pour écrire un scénario de campagne solo captivant ?

S’il y en a un, j’aimerais bien le connaître ! Je sais simplement qu’il existe un certain nombre de règles permettant d’élaborer des histoires. Toutefois, nous ne pouvons jamais savoir si les joueurs apprécieront ou non le produit final. C’est pour cette raison que la sortie d’un jeu est toujours un moment particulier. Quoi qu’il en soit, je vais essayer de présenter quelques-unes des règles les moins évidentes que je connais. Tout d’abord, les meilleures histoires sont le fruit d’une alchimie entre les personnages ; il faut donc toujours faire en sorte que ceux-ci se rapprochent le plus possible de véritables êtres humains qui se soucient les uns des autres. Pour cela, on peut prendre exemple sur les sentiments et l’intellect des joueurs, par exemple en instaurant un élément de mystère au sein d’une série d’événements émouvants. Et lorsque vous le faites, vous ne devez pas avoir peur de susciter des émotions négatives dans le public. Un autre élément essentiel est le rythme. Il faut trouver le bon équilibre entre les situations sérieuses et légères, entre le gameplay pur et le storytelling pur.

 

Pensez-vous que les jeux solos permettent une meilleure immersion que les jeux multijoueurs ?

Les jeux multijoueurs permettent d’interagir et de s’amuser avec de vraies personnes. Les jeux solos tentent de remplacer les autres joueurs par des PNJ crédibles et d’imiter la vie du mieux possible. Bien sûr, les personnages de fiction ne seront jamais aussi complexes et imprévisibles que les vrais joueurs, mais on peut les obliger à rester à leur place et à s’intégrer parfaitement dans l’univers. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas être totalement immergé dans un jeu multijoueur. J’ai de super souvenirs de certaines parties de MMORPG. Seulement, l’engagement des joueurs sur les titres solos fonctionne différemment : nous devons leur donner des personnages authentiques et intéressants dans des univers convaincants. Et ça n’a rien de facile.

 

Comment équilibrez-vous le gameplay et les objectifs narratifs ?

Ce type d’équilibre est toujours difficile à trouver. L’idéal est de commencer par définir le tempo et les émotions que nous attendons des joueurs. Si on compare avec un morceau de musique,

chaque interaction est un groupe de notes, qu’il s’agisse de rencontres avec des ennemis, de conversations ou d’exploration. Nous utilisons ces éléments – nos notes – pour écrire notre symphonie. La mélodie doit être variée, mais cohérente. Pour filer la métaphore, les répétitions fonctionnent de la même manière, que ce soit en game design ou en musique. L’objectif est d’utiliser ces éléments à notre avantage. Une fois que le travail est terminé, nous passons à la phase de tests pour recueillir des commentaires et réparer les bugs. Ces modifications font partie inhérente de la production jusqu’au jour de la sortie.

 

Les éléments tels que les missions à embranchements ou les fins multiples ont-ils transformé le développement des jeux solo ?

En un sens, oui, et les joueurs en sont satisfaits. Mais cela ne veut pas dire que les jeux linéaires vont disparaître, d’autant qu’ils sont plus simples à créer. Bien entendu, il n’y a rien de mal à avoir une histoire simple et bien élaborée. Plutôt que parler des différences de développement, je pense que nous devrions évoquer les différentes directions que prennent les jeux. De nombreux titres continueront à proposer des scénarios à embranchements et des fins multiples, tandis que d’autres resteront linéaires. L’industrie évolue rapidement et nous observons aujourd’hui des genres proliférer alors qu’ils étaient autrefois confidentiels. Mais ce ne sont que des tendances : il y aura toujours des mondes ouverts, des choix multiples aux conséquences durables, etc. Et il y aura toujours des jeux contre-tendance qui trouveront aussi leur public.

 

Y a-t-il des genres où l’histoire n’est pas importante, ou au contraire, d’autres qui se prêtent plus au déroulement d’une histoire ?

Pour un développeur narratif, créer un jeu vidéo, c’est un peu comme la Conquête de l’Ouest. Il y a des choses à découvrir, des aventures et des mines d’or de tous les côtés. C’est un nouveau média qui a encore beaucoup à dire. Le but est de faire des expériences, de repousser les limites, et dans cette optique, il n’y a pas de genre moins bon qu’un autre pour raconter une histoire. En ce qui me concerne, j’aime autant le gothique qu’une bonne comédie. Ce qui est intéressant, c’est que le jeu vidéo parvient à s’affranchir des règles établies par la littérature ou le cinéma. C’est ce que l’on constate dans ce que j’appelle la « narration émergente », des histoires qui naissent simplement du fait de l’implication du joueur dans le monde et dans les mécaniques du jeu.

 

Quels sont les avantages d’une console ou d’un PC plus puissant en termes de scénario solo ?

Une grande puissance de calcul se traduit par des graphismes plus détaillés et fidèles, des mondes plus grands et des animations plus naturelles. En tant que scénariste, j’utilise tous ces éléments de différentes manières. Par exemple pour montrer un changement d’émotion subtil en utilisant les micro-expressions du visage ou le langage corporel d’un personnage. Ou pour envoyer le héros dans un voyage épique à l’autre bout du monde et susciter chez les joueurs les mêmes émotions que lorsqu’ils lisaient des histoires de pirates ou d’explorateurs quand ils étaient enfants.

 

Certaines expériences solos dans votre vie de joueur vous ont-elles inspiré ou particulièrement marqué ?

Il y a vingt-cinq ans, j’ai essayé de remporter la bataille de Saratoga. C’est ce qui m’a donné envie d’apprendre le BASIC et de développer mon propre jeu de stratégie. Par la suite, j’ai arpenté des donjons avec un groupe d’aventuriers ; pour ne pas me perdre, j’ai pris des notes et dessiné des cartes, que j’ai toujours chez moi à côté d’une boîte pleine de disquettes contenant des jeux Gold Box. Plus tard, j’ai découvert que les jeux pouvaient nous faire réfléchir ou pleurer comme un bon livre. C’était une révélation. Je voulais apprendre à raconter des histoires en utilisant les jeux vidéo. Pour faire court, chaque fois qu’un jeu titille mes émotions, je veux faire quelque chose qui s’en rapproche. Ou au contraire, je baisse les bras et je me dis que je n’arriverais jamais à créer une histoire aussi incroyable que To The Moon. Ces vingt-cinq dernières années, de même que j’ai mûri, les jeux vidéo ont mûri pour devenir un média très puissant qui contribue à façonner à la culture. Mon imagination s’appuie sur cette idée et me pousse à essayer de nouvelles choses.

 

Y a-t-il un niveau ou un passage d’un jeu solo qui vous semble proche de la perfection en matière de narration ?

La scène de trahison de Summoner, les changements musicaux dans Silent Hill 2, les retournements de situation dans Knight of the Old Republic et Planescape : Torment, la dernière mission de Mass Effect 2, la naissance d’Ezio Auditore dans Assassin’s Creed II, la fin de The Walking Dead de Telltale, essayer d’appeler la police dans Costume Quest, la satisfaction de battre le roi des ombres dans Neverwinter Nights 2, les leçons sur les dangers des paradoxes temporels dans Life is Strange… Je pourrais continuer longtemps. Dans chacun de ces cas, j’ai été sincèrement ému et surpris et j’ai fait l’effort de les garder en mémoire.

 

Comment les jeux solos et/ou narratifs ont-ils évolué ces dix dernières années ?

Il y a dix ans, les jeux narratifs se limitaient généralement aux aventures point-and-click. Dans ces jeux, les joueurs devaient aussi résoudre des énigmes, souvent sans aucun lien avec l’histoire principale. C’était une mécanique utilisée pour donner des défis aux joueurs. De nos jours, les énigmes passent au second plan. Les joueurs peuvent opter pour un mode facile afin de se concentrer sur l’histoire sans se préoccuper des nuances du gameplay. Les mécaniques d’immersion que nous utilisons aujourd’hui reposent sur le rythme d’exploration que choisit le joueur ainsi que sur les relations entre les personnages. Parfois, ces dernières atteignent une telle complexité qu’elles nécessitent aussi d’être explorées. Mais il n’y a pas que des superproductions dans le jeu vidéo : il y a aussi les petits jeux auxquels nous jouons sur nos téléphones, qui ne demandent qu’un minimum d’attention de la part des joueurs. Les jeux ne constituent plus un gros événement, ce n’est plus comme aller au cinéma ou à un concert. Ils se sont immiscés dans notre vie quotidienne, dans notre routine. J’irais même jusqu’à dire qu’ils sont ordinaires. C’est en tout cas ainsi que la génération actuelle les perçoit.

 

Comment vous voyez leur évolution dans les dix prochaines années ?

Ils vont se développer dans toutes les directions possibles. Et au milieu de tout ça, nous trouverons aussi bien des petits bijoux à faire en 10 minutes dans le métro que des superproductions créées par des centaines de développeurs. Notre tâche sera de choisir les jeux que nous trouvons les plus intéressants et les mieux réalisés.