Secrets d’écriture : Vampyr

Peu de médias peuvent se targuer de proposer une expérience narrative et immersive aussi profonde que les jeux construits autour d’un scénario fort. En effet, les joueurs sont non seulement plongés dans une histoire élaborée, mais ils ont en plus la possibilité d’interagir avec. Ce genre de jeux peut offrir une toute nouvelle perspective sur le monde ou nous mettre dans la peau d’un super-héros. Les jeux narratifs nous permettent de devenir quelqu’un d’autre, ce qui explique sans doute pourquoi nous apprécions tant ces expériences. À présent, grâce à la puissance de la Xbox One X, les créateurs ont les moyens de nous immerger davantage dans leur vision. Dans notre rubrique « Secrets d’écriture », nous nous entretenons avec quelques-uns des plus grands créateurs de l’industrie pour parler du pouvoir de la narration dans les jeux vidéo, de leurs inspirations et de leur ressenti sur l’avenir du genre. Aujourd’hui, entretien avec Stéphane Beauverger, directeur narratif de Vampyr chez Dontnod.

Avez-vous un secret pour écrire un scénario de campagne solo captivant ?

S’il y a un secret, il est bien gardé. Personnellement, je pense que le mot-clé pour une expérience convaincante en solo est « cohérence » : cohérence du ton, du script, des personnages, des thématiques, des émotions. C’est presque invisible pour les joueurs, mais ça se ressent dans tous les aspects du jeu. C’est une sorte de logique intérieure qui accompagne le joueur tout au long de l’histoire. Tant que l’histoire est cohérente, je pense que les joueurs acceptent de suivre ou de se laisser raconter n’importe quelle histoire, qu’elle soit sombre, romantique, violente, triste ou belle.

Pensez-vous que les jeux solos permettent une meilleure immersion que les jeux multijoueurs ?

Tout dépend du sens que l’on donne au terme « immersion ». Dans l’industrie du jeu vidéo d’aujourd’hui, ce mort sert souvent d’argument de vente. Mais si l’on s’en tient au sens cognitif ou psychologique, l’immersion se définit comme un « sentiment puissant de présence physique ». Autrement dit, les joueurs perçoivent l’environnement comme étant « réel » et cohérent (oui, j’adore ce mot) grâce aux différentes sources d’informations (les graphismes, les sons, l’ambiance, etc.). Dans ce cas, je pense que les jeux en solo ou multi apportent des expériences différentes, mais toutes pouvant créer une immersion efficace.

Comment équilibrez-vous le gameplay et les objectifs narratifs ?

Je pense qu’un bon jeu narratif ne sacrifie pas la narration sur l’autel du gameplay. Pour y parvenir, il faut élaborer des règles de gameplay au service de la narration. Un bon jeu vidéo peut parfaitement avoir un excellent gameplay, mais une narration médiocre. En revanche, un jeu avec une excellente narration et un gameplay bancal peut difficilement être qualifié de bon. Une fois que vous avez défini l’histoire que vous voulez raconter aux joueurs, il est temps d’affiner le gameplay pour renforcer le message et le sens de l’histoire.

Les éléments tels que les missions à embranchements ou les fins multiples ont-ils transformé le développement des jeux solo ?

Bien sûr, surtout en termes de budget et de priorités. Je pense que s’il est rare de trouver de bons jeux à fins multiples, c’est principalement en raison des coûts de production. Produire un jeu demande du temps et de l’argent or, imaginer plusieurs fins ou embranchements pour une même scène peut facilement être perçu comme étant inutile ou trop cher. Du haut de mes vingt ans d’expérience dans ce milieu, je sais que la première chose qui est sacrifiée quand une équipe a épuisé son budget, c’est l’histoire. Une phrase que l’on entend souvent pendant le développement d’un jeu est « Pourquoi devrions-nous créer plusieurs scènes ou variations d’un même événement, puisque le joueur n’en verra qu’une seule en fonction de ses choix et de ses actions ? » À partir du moment où cette question est soulevée, vous savez que votre idée de fins multiples va tomber à l’eau. Il faut être vraiment convaincu par cette caractéristique et en faire une promesse centrale du jeu pour qu’elle survive tout au long du développement.

Y a-t-il des genres où l’histoire n’est pas importante, ou au contraire, d’autres qui se prêtent plus au déroulement d’une histoire ?

Tous les genres peuvent avoir un scénario fort, sauf peut-être les simulations sportives… Et encore : je ne suis pas un grand amateur de ce genre, mais chaque fois que je vois mes amis jouer à un jeu de foot, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils écrivent leur propre histoire, une nouvelle histoire faite d’actions multiples et uniques qui ne produisent jamais deux fois la même suite d’événements.

Quels sont les avantages d’une console ou d’un PC plus puissant en termes de scénario solo ?

J’aurais tendance à dire : des mondes plus grands et des environnements améliorés, des graphismes plus beaux et donc, théoriquement, une meilleure immersion. Mais ce n’est pas toujours le cas : la technologie 3D peut être très chère à déployer… À une époque, on pensait que les mondes en 3D se traduisaient nécessairement par des environnements plus petits et des histoires plus courtes. Des jeux récents comme Assassin’s Creed Origins prouvent qu’il est possible de créer des mondes incroyablement étendus et beaux en 3D sans pénaliser le contenu. Mais l’histoire est-elle vraiment captivante ? J’en doute (même si j’ai beaucoup apprécié le jeu). Une fois encore, c’est plus une question d’engagement et d’objectifs de la part des équipes de développement qu’une question technique.

Certaines expériences solo dans votre vie de joueur vous ont-elles inspiré ou particulièrement marqué ?

Il y a deux jeux qui m’ont procuré les mêmes sensations : Gabriel Knight (1993) et Blade Runner (1997). Deux point-and-click avec un mystère à résoudre et une enquête à mener. Dans Gabriel Knight, j’ai vraiment apprécié la séquence dans le bureau du personnage principal, où l’on peut retourner quand on le souhaite et simplement boire un café ou lire le journal (je ne me souviens pas d’avoir entendu un bruitage aussi réaliste que lorsqu’on versait du café dans une tasse). Dans Blade Runner, j’aimais aller dans l’appartement du héros et passer du temps au balcon à écouter les bruits de la ville, de la pluie et la musique. Ces deux simples séquences, très immersives et contemplatives, me faisaient me sentir bien à chaque fois.

Y a-t-il un niveau ou un passage d’un jeu solo qui vous semble proche de la perfection en matière de narration ?

Peut-être les trois dernières répliques de The Last of Us (désolé pour le gros spoiler) :
« Jure-le-moi… Jure-moi qu’absolument tout ce que tu m’as dit à propos des Lucioles est vrai. »
« Je te le jure »
« OK… »
Le regard d’Ellie, parfaitement consciente du mensonge de Joel, mais qui accepte de le croire afin de préserver la relation qu’ils ont bâtie après tout ce qu’ils ont traversé… Joel qui sait bien qu’elle ne le croit pas… Ce mensonge nécessaire est une raison de rester ensemble. Trois lignes simples, récitées à la perfection, qui me brisent le cœur à chaque fois. C’est une fin brillante.

Comment les jeux solos et/ou narratifs ont-ils évolué ces dix dernières années ?

J’ai envie de dire : l’ascension de la scène indé (même si le mot « indé » est plus difficile à définir aujourd’hui). Grâce au dématérialisé, un grand nombre de bons jeux narratifs ont eu du succès, c’est même devenu une sorte de tendance. Comme toutes les tendances, elle pourrait s’essouffler auprès d’une large partie du public, mais c’est l’occasion pour des artistes passionnés de trouver des joueurs pour d’excellents jeux tels que Underhand, Hungry Hearts Diner ou Oxenfree.

Comment vous voyez leur évolution dans les dix prochaines années ?

C’est difficile à dire. Le marché évolue si rapidement. Il y a de nombreux types de jeux narratifs proposés aujourd’hui. C’est peut-être justement ce que nous devrions réclamer : une multiplication des genres pour offrir des expériences différentes. Un marché suffisamment ouvert pour laisser de la place aux géants comme Assassin’s Creed : Origins et aux petites perles telles que What remains of Edith Finch. Tant que la qualité est là, il devrait y avoir de la place pour tout le monde. Le maître-mot est dévouement.