Secrets d’écriture : Batman: The Enemy Within

 Peu de médias peuvent se targuer de proposer une expérience narrative et immersive aussi profonde que les jeux construits autour d’un scénario fort. En effet, les joueurs sont non seulement plongés dans une histoire élaborée, mais ils ont en plus la possibilité d’interagir avec. Ce genre de jeux peut offrir une toute nouvelle perspective sur le monde ou nous mettre dans la peau d’un super-héros. Les jeux narratifs nous permettent de devenir quelqu’un d’autre, ce qui explique sans doute pourquoi nous apprécions tant ces expériences. À présent, grâce à la puissance de la Xbox One X, les créateurs ont les moyens de nous immerger davantage dans leur vision. Dans notre rubrique « Secrets d’écriture », nous nous entretenons avec quelques-uns des plus grands créateurs de l’industrie pour parler du pouvoir de la narration dans les jeux vidéo, de leurs inspirations et de leur ressenti sur l’avenir du genre. Aujourd’hui, entretien avec Ryan Kaufman, directeur du design narratif chez Telltale.

 

Avez-vous un secret pour écrire un scénario de campagne solo captivant ?

Oui : il faut trouver une histoire jouable. Avec les saisons un et deux de Batman : The Telltale Series, nous avions un défi. Bruce Wayne et Batman sont des personnages familiers, très connus, avec des règles bien précises concernant leur attitude et leur morale. Mais alors, si tout est déjà gravé dans le marbre, comme permettre aux joueurs de participer à ces histoires ?

La réponse est : nous devons trouver les parties jouables de l’histoire. Il s’avère que les relations compliquées avec ses ennemis jurés sont un terrain fertile pour que les joueurs s’impliquent dans le mythe de Batman. Vous pouvez altérer ces relations de manière assez drastique. DC nous a soutenus et aidé en nous permettant de nous éloigner du canon pour écrire une histoire surprenante.

Pensez-vous que les jeux solo permettent une meilleure immersion que les jeux multijoueurs ?

Les expériences solo vous permettent de vous plonger totalement dans le personnage que vous contrôlez. Qu’il s’agisse de Bruce Wayne ou de Bigby, à moins d’avoir fait un bout de chemin dans les souliers du personnage, il est difficile de se mettre à leur place. Beaucoup de joueurs adorent le frisson de l’action, mais ne savent plus trop où se mettre quand ils doivent prendre des décisions difficiles dans une histoire Telltale. Et c’est là qu’ils créent un vrai lien avec le personnage. C’est là qu’ils comprennent les enjeux, la morale et la compassion.

Les éléments tels que les missions à embranchements ou les fins multiples ont-ils transformé le développement des jeux solo ?

Oui et non. C’est ce que nous avons toujours fait chez Telltale. Notre objectif est d’avoir des embranchements pertinents, avec des conséquences. Dans Batman : The Enemy Within notamment, nous avons fait le choix d’y aller à fond. Les branches du Joker dans l’épisode 5 sont deux histoires distinctes et complètement différentes qui conviennent parfaitement à l’arc dramatique de ce personnage.

Y a-t-il des genres où l’histoire n’est pas importante, ou au contraire, d’autres qui se prêtent plus au déroulement d’une histoire ?

L’histoire est partout. Elle nous entoure. Je ne pense pas qu’un genre en particulier soit adapté ou non aux histoires. Il suffit d’un point de vue, d’une entrée. J’ai été enchanté par l’histoire de Ridiculous Fishing ! Je n’aurais jamais pensé qu’un petit jeu mobile où vous devez utiliser des tronçonneuses pour pêcher pouvait avoir une histoire aussi émouvante.

Et pendant les Jeux olympiques d’hiver, j’écoutais les consultants à la télévision, et ça m’a rappelé que la compétition est une histoire en elle-même. Les humains adorent les histoires. C’est pourquoi les jeux narratifs auront toujours une place sur nos étagères… enfin, en supposant qu’il restera des étagères de jeux une fois que nous serons passés au tout dématérialisé.

Quels sont les avantages d’une console ou d’un PC plus puissant en termes de scénario solo ?

Le plus évident serait de parler des graphismes de haute qualité, du réalisme, des effets spéciaux… Et tout cela est vrai. Mais honnêtement, pour moi, tout est question d’immersion. Quand j’allume ma console, souvent tard le soir, la maison est calme et je peux totalement me concentrer sur le jeu. Grâce à cette concentration, je me coupe du monde et je me laisse transporter. J’adore les jeux mobiles, mais j’y joue de manière distraite. C’est une distraction parmi des millions d’autres. Mais jouer sur console a quelque chose de magique.

Comment les jeux solo et/ou narratifs ont-ils évolué ces dix dernières années ?

Les scénarios, les dialogues et les directions artistiques sophistiqués ont pris de l’importance et sont même réclamés. Les moments interactifs sont étudiés de plus près. Les joueurs ont des attentes plus élevées, ils ont développé un appétit pour les histoires moralement ambigües qui les bousculent. Il y a 10 ou 15 ans, on prêtait bien plus d’importance aux personnages héroïques. Aujourd’hui, les joueurs cherchent la complexité. Il y a des moments où Bruce Wayne cherche sincèrement à aider le Joker à donner du sens à la vie et à l’amour, c’est fou !

Comment voyez-vous leur évolution dans les dix prochaines années ?

Il y a deux innovations techniques qui vont donner de l’ampleur aux jeux narratifs solo. Tout d’abord, les technologies comme la réalité virtuelle ou augmentée commencent à émerger et à trouver une place auprès des joueurs casual. Comment le phénomène Pokemon Go deviendra-t-il une expérience à scénario ? C’est à la prochaine génération de scénaristes et de designers de le dire, mais clairement, il y a un engouement du public pour les nouvelles technologies immersives et surprenantes.

La deuxième chose, c’est que nous allons voir de plus en plus d’histoires générées aléatoirement grâce à des acteurs en IA. Plus haut, nous avons parlé des histoires à embranchement. Eh bien, imaginez un jeu où les dialogues et le comportement du Joker sont déterminés par une intelligence artificielle. Le temps et le budget ne seraient pas un problème, puisque le Joker IA peut réagir instantanément comme un acteur d’improvisation à tout ce que fait le joueur, et les autres personnages peuvent alors suivre cette voie à leur tour. Tout le jeu est construit sur le principe de la souplesse et de l’embranchement.

Je pense aussi que les jeux solo vont évoluer pour toucher un public plus large. De manière générale, les femmes ont rarement une place de choix dans les jeux, c’est donc un axe d’amélioration. Je pense que la prépondérance du « héros masculin » typique ne touche pas les joueurs en demande de héros différents, d’histoires différentes, qui reflètent leurs expériences et leurs centres d’intérêt.

Nous allons aussi voir des jeux narratifs sur mobile comme Episode et Choices, qui sont parfaitement adaptés à la plateforme : des histoires à emporter. C’est une innovation intéressante à explorer. Et personnellement, je pense que les « simulations de rencontre » vont exploser et devenir très populaires. L’amour est une forme de storytelling incroyablement puissante.

Quant à Telltale, je pense que nous allons continuer à faire évoluer les techniques de narration interactive et toucher de nouveaux publics. Dans ce studio, il y a une vraie passion pour les histoires et les personnages, et tout le monde est prêt à travailler sur de nouveaux gameplay et de nouvelles technologies. Les dix prochaines années seront fascinantes.