Les femmes du jeu vidéo : Julie Chalmette, DG de Bethesda France, présidente du SELL et co-fondatrice de Women in Games

Nous poursuivons notre série de portraits d’actrices du jeu vidéo français avec cette interview de Julie Chalmette, qui cumule les postes de directrice générale de Bethesda France, de présidente du SELL (Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs), mais aussi de co-fondatrice de l’association Women in Games, association professionnelle œuvrant pour la mixité dans l’industrie du jeu vidéo en France (vous pouvez d’ailleurs faire un don à Women in Games via ce lien).

Quel est votre rapport au jeu vidéo ? En faire votre métier, c’était une vocation de longue date ?

J’ai découvert le jeu vidéo grâce à mon père, qui voyageait beaucoup au Japon et qui nous avait ramené des Game and Watch. À l’époque, nous étions les stars de la cour de récré, parce que c’était assez rare de croiser de tels objets en France. C’est donc une passion qui me suit depuis longtemps, mais le fait qu’elle devienne un travail relève plus d’un concours de circonstances et de rencontres faites au bon moment. Je voulais travailler dans l’édition papier. J’y ai commencé ma carrière en tant que stagiaire, mais j’avais déjà rédigé un mémoire sur l’impact du multimédia sur l’édition traditionnelle, donc l’appétence pour les nouvelles technologies était déjà là.

Aujourd’hui, vous cumulez les postes à haute responsabilité dans le milieu, aviez-vous la volonté d’être un modèle pour les femmes qui voudraient travailler dans ce secteur ?

Je ne dirais pas que c’était une volonté, c’est plutôt une responsabilité qui s’est imposée à moi. J’ai passé ma carrière à me mettre au service des talents du jeu vidéo et naturellement je préfère rester dans l’ombre. Je n’étais pas réellement prête à subir l’exposition médiatique, qui peut être redoutable, a fortiori pour une femme. Quand on m’a proposé de me présenter à la présidence du SELL, évidemment j’ai tout de suite dit non. Je pensais qu’il y avait beaucoup d’hommes bien plus talentueux autour de moi, qui auraient dû prendre cette position. Ça m’a pris quelques jours pour le réaliser, mais j’étais en fait en train de moi-même me mettre des freins, de m’imposer des barrières. Et puis j’ai compris qu’un homme ne se serait jamais posé ces questions à ma place et en parallèle j’ai pensé à mes filles : à quoi bon leur sortir tous les grands discours féministes, leur dire que le monde leur appartient autant qu’aux hommes, si à un tel moment de ma carrière je choisissais de me défiler ? Quand je demande aux femmes de se montrer plus, ce n’est jamais une question d’ego. Il s’agit de donner l’exemple, pour toutes les jeunes filles qui se posent des questions aujourd’hui sur leur orientation professionnelle, leur carrière.

D’autres conseils à donner à ces jeunes filles qui hésiteraient encore à se lancer dans ce type de carrière ?

Quand on commence à se dire « non, c’est pas pour moi », il faut prendre le temps de réfléchir et de se demander « est-ce qu’un homme se poserait la même question ? ». À partir du moment où la réponse est négative, il n’y a aucune raison de s’empêcher d’aller vers ces métiers. Le numérique, c’est là où la société va s’inventer, là où les opportunités vont se créer, que les carrières vont se faire, que les salaires vont être et aujourd’hui les femmes ne sont pas dans le numérique. Les écarts vont continuer à se creuser et je trouve cela dramatique. Si j’avais 15 ans aujourd’hui, je ferais de la programmation, je regrette de ne pas avoir appris à programmer et si un jour je devais me réinventer une carrière, c’est l’une des premières choses que je ferais.

Comment est née l’association Women in Games France ?

Audrey Leprince est une amie depuis plus de 25 ans, on a commencé nos carrières dans la même maison d’édition, en tant que stagiaires. En 2016, on s’est croisées lors d’une cérémonie de remise de prix et nous avons constaté qu’il n’y avait quasiment que des hommes sur scène comme dans la salle. À l’époque, Audrey avait déjà participé à différentes conférences en étant sponsorisée par des associations féministes canadiennes et elle s’étonnait que ce type d’associations n’existe pas en France. Au même moment, je me posais les questions que j’évoquais plus tôt, sur ma légitimité. Au fil de la conversation, nous avons commencé à déconstruire nos barrières, nos stéréotypes et il devenait évident qu’il fallait créer cette association Women in Games France. L’idée de base, c’était de proposer aux femmes des moyens pour se rencontrer, se connaître, se créer un réseau. La section intervenantes de notre site est déterminante dans l’action de l’association, c’est l’un des piliers fondateurs. Grâce à elle, de nouvelles voix féminines peuvent émerger dans le milieu du jeu vidéo, ce qui est à la fois bénéfique pour elles, mais aussi pour l’ensemble de l’écosystème.

Le faible pourcentage de femmes travaillant dans l’industrie reste problématique, comment y remédier ?

Je continue de le déplorer. Si dans les métiers de l’édition par exemple, les femmes sont bien présentes, en programmation, on continue de constater une proportion bien trop faible. Nous sommes en train d’essayer de créer une formation qui apprendrait à créer un milieu de travail inclusif pour les studios. Je pense que la plupart des studios sont en faveur d’inclure plus de mixité et de diversité dans leurs effectifs, mais on entend très souvent « je veux bien recruter des femmes, mais il n’y en a pas »… C’est un travail de fond, mais il existe déjà des moyens pour les studios, comme envoyer un message très clair disant que la mixité et la diversité sont encouragés, formuler ses offres d’emploi en faisant attention à la chose, savoir se demander quelles sont les raisons qui poussent une femme à quitter un studio… On pourrait également imaginer que les entreprises se forcent à recevoir une certaine quantité de C.V. de profils féminins avant d’étudier les candidatures par exemple.

Comment soutenir l’action de Women in Games ?

L’adhésion en tant que membre est gratuite, ouverte aux femmes comme aux hommes, qui représentent des alliés précieux dans ces combats. Nous allons organiser un marathon de streaming le 8 mars qui visera à mettre en avant des talents féminins et à récolter des fonds pour l’association. Nous invitons également à faire un don à Women in Games : nous sommes constamment à la recherche de financements pour faire émerger de nouveaux programmes.

Avez-vous des objectifs précis sur le long terme ?

Lors de la création de l’association, nous nous sommes dit que nous souhaitions faire doubler le nombre de femmes dans les studios en 10 ans, passer de 15% à 30% donc. Mais notre réel objectif… c’est de dissoudre Women in Games. Nous aimerions que l’existence d’une telle association ne soit plus nécessaire. Le jour où l’ensemble des acteurs du milieu se sera emparé du problème à bras le corps, que ce soient les écoles, les studios, les entreprises, les éditeurs, le jour où le problème aura été résolu, nous pourrons nous auto-détruire.