Notre série de portraits qui met en lumière les actrices incontournables du jeu vidéo français continue avec cet entretien avec Marie-Laure Norindr, plus connue sous le pesudonyme de Kayane, joueuse professionnelle, animatrice mais aussi organisatrice d’événements. Retour notamment sur son impressionnant parcours dans le milieu de l’esport !
Quels ont été vos premiers contacts avec le jeu vidéo ?
Kayane : J’ai commencé à jouer très tôt : à 4 ans ! Mes frères étaient de gros joueurs, sur Tekken en particulier, et ils participaient déjà à des tournois à l’époque. Mais mon premier coup de cœur, c’était à l’âge de 7 ans, quand j’ai découvert le tout premier Soul Calibur. Ce sont toujours mes frères qui en jouant contre moi ont compris que j’avais le niveau pour participer à des tournois, ils invitaient même leurs amis à la maison pour que je les affronte… et je les battais ! L’idée d’aller aux conventions, aux tournois ne me déplaisait pas, j’imaginais pouvoir m’y faire des amis, partager ma passion pour le jeu vidéo.
Lors de ces premiers tournois, quel était le regard des autres participants ?
Ils me disaient que je n’avais rien à faire là, que je ferais mieux de jouer à la poupée… L’âge moyen des autres joueurs était plutôt de 18 ans, j’en avais 9. À vrai dire, l’organisateur du premier tournoi auquel j’ai participé ne voulait même pas m’inscrire. J’ai finalement pu le faire, sous les commentaires des autres qui me disaient « faudra pas pleurer quand tu vas perdre », et je suis allée jusqu’en finale. J’ai très vite participé à d’autres tournois, notamment sur Soul Calibur, où l’attitude des autres joueurs était nettement plus bienveillante. Je suis vite devenue « la petite sœur » et me suis rapidement intégrée à la communauté.
C’est à ce moment là où vous avez commencé à imaginer en faire un métier ?
Je ne pouvais même pas imaginer être une joueuse professionnelle à l’époque : je ne savais même pas que ça existait ! Plus tard, à l’âge de 14 ans, alors que je faisais désormais partie d’une équipe, j’ai commencé à découvrir les sponsors, les défraiements et éventuellement les cash prizes gagnés lors des tournois, mais il n’était toujours pas question de toucher un salaire. Jusqu’à mes 18 ans, je n’ai jamais pensé pouvoir en vivre. Et même à cet âge-là, mon idée n’était pas de devenir une joueuse professionnelle, plutôt d’entreprendre des études de commerce pour pouvoir travailler dans le marketing ou la communication chez un éditeur de jeu vidéo. Et puis j’ai été contactée par Game One. J’ai donc continué mes études tout en commençant les tournages et en faisant des animations lors de salons en parallèle.
Dans les salons justement, le fait d’être une femme dans le milieu du jeu vidéo, qu’est-ce que cela représente pour vous, comment le public réagit-il ?
C’est assez particulier car lors de ces événements, quand le public vient pour me voir, je sais qu’il n’y aura pas d’a priori. Ces gens viennent pour partager une partie avec moi, en tant que championne de jeux de combats. J’ai le même ressenti lors des discussions avec les sponsors, on me juge au regard de mon parcours, de mes capacités et en aucun cas en fonction de mon sexe. Bien sûr, avoir un visage féminin pour représenter une marque, c’est aujourd’hui un signe d’ouverture et ça va dans le sens des éventuels sponsors, mais je ne l’ai jamais ressenti comme étant une mauvaise chose. Le plus surprenant reste la réaction des médias plus orientés grand public, qui continuent à s’étonner qu’une fille puisse consacrer sa vie professionnelle aux jeux vidéo. En dépit de ça, quand je compare le regard de la société lors de mes débuts il y a 20 ans et aujourd’hui, je trouve que les mentalités ont évolué. Une fille qui joue n’est plus nécessairement considérée comme « la copine de… », qui ne joue que pour et par son petit ami.
Y-a-t’il une différence entre ces événements et les échanges en ligne, notamment sur les réseaux sociaux ?
De mon expérience personnelle, lorsque je participe à des événements « physiques », il n’y a vraiment aucun problème. Bien sûr, je réalise que ma réputation joue en ma faveur et j’insiste sur le caractère personnel de ce ressenti. D’autres filles peuvent justement hésiter à se rendre à ce type d’événements parce que trop de joueurs, de façon anonyme sur Internet, critiquent leur physique, leur niveau, leur légitimité. Je comprends très bien que celles-ci se démotivent si elles pensent recevoir le même type d’accueil en se rendant à ces événements. Je tiens ici à faire la part des choses : ceux que vous croiserez en tournoi ne sont pas nécessairement ceux qui viendront vous descendre en ligne. J’essaye d’insister le plus souvent possible là-dessus, notamment auprès des nouvelles joueuses qui pourraient se laisser intimider.
Quel regard portez-vous sur l’esport féminin ?
Le principal problème, c’est qu’un grand nombre des titres esport les plus plébiscités se jouent en équipe et qu’il y a trop d’hommes qui refusent de voir une femme intégrer la leur. On se retrouve avec des femmes rejetées, qui ne trouvent pas d’équipe, et qui doivent en créer une ensemble. C’est un problème qui dure depuis 20 ans, je ne vois pas beaucoup plus d’équipes mixtes en tournoi et je ne sais pas quelle pourrait être la solution pour que ça évolue. Des équipes comme Oserv ont intégré une joueuse dans leur équipe Fortnite à la Gamers Assembly et ils ont gagné le tournoi. C’était la démonstration incontestable qu’il est possible de gagner un tournoi avec une équipe mixte et pourtant ce genre d’initiative est loin de s’être développée depuis. L’association Women in Games (voir le portrait de la co-fondatrice Julie Chalmette) travaille en ce sens en créant des équipes féminines coachées par des hommes et en voulant à termes créer des équipes mixtes. Mais voilà, il aura fallu qu’une association instaure un cadre pour faire bouger les choses, les structures ne vont que très rarement prendre ce type de décision de manière individuelle.
Malgré ces difficultés, quels conseils donneriez-vous à celles qui souhaiteraient se lancer ?
Eh bien de se lancer justement ! De ne pas se cantonner au jeu en ligne, de participer aux événements, même si en ce moment, c’est un peu un conseil impossible à appliquer… Mais dans le contexte normal, la DreamHack, la Gamers Assembly possèdent des ambiances à la fois saines et compétitives. C’est vraiment le genre d’événement qui vous fait comprendre pourquoi ce milieu-là est fait pour vous. Je conseillerais également de se rassembler en ligne, via des groupes de discussion, des associations. Le sens de la communauté est primordial dans ce milieu et en profiter dans un cadre qui est modéré reste très important. Certes, ce milieu est très masculin, mais il le restera si les filles s’imposent des freins. Il faut qu’elles comprennent qu’elles sont importantes, et qu’elles foncent : plus il y aura de profils de joueurs et de joueuses différents, plus le niveau général augmentera. Un autre conseil qui vaut pour tous et pour toutes : regardez des vidéos. Je passe presque plus de temps à observer et à apprendre qu’à jouer en réalité ! Quoiqu’il arrive, on ne progresse jamais seul, il ne faut pas hésiter à se tourner vers les autres.
De manière générale, la représentation des femmes dans le jeu vidéo en tant que média a-t-elle évolué dans le bon sens ?
Il suffit de comparer la Lara Croft des années 90 à celle d’aujourd’hui. Elle est maintenant bien plus humaine, plus sensible, elle évolue au fil de ses aventures : l’implication et l’identification d’une joueuse ne peuvent qu’en ressortir grandies. Je prends également souvent l’exemple de Life is Strange et ses personnages féminins émouvants, crédibles. Je me souviens d’ailleurs des problèmes de DONTNOD à l’époque de la création de Remember Me : ils ont éprouvé des difficultés à trouver des financements parce que leur personnage principal était une héroïne… J’ai heureusement l’impression qu’un tel scénario ne pourrait plus se reproduire aujourd’hui, comme si les éditeurs avaient enfin compris que la moitié des joueurs sont des joueuses. J’ai récemment joué à A Plague Tale: Innocence et j’ai adoré jouer Amicia et son petit frère, là où les standards auraient sûrement voulu que l’on incarne plutôt un grand frère. Et une héroïne qui n’est jamais sexualisée, c’est aussi un plus pour moi. J’ai le sentiment aujourd’hui que cette peur de donner la vedette à un personnage féminin fait vraiment partie du passé.