Itinéraire du studio Ninja Theory : la liberté créatrice

La sortie de Bleeding Edge, leur dernière production développée par une petite équipe au sein du studio Ninja Theory, est imminente. Mais qui sont véritablement les équipes qui œuvrent au sein du studio anglais, basé à Cambridge ? Du début du millénaire jusqu’à aujourd’hui, on ne peut pas dire que l’itinéraire du studio puisse être qualifié de classique. De nombreux projets, et toujours une même ferveur créatrice, une prise de risques perpétuelle, une volonté apparente de vouloir s’essayer à tout : difficile de réellement cerner Ninja Theory pour qui voudrait leur accoler une étiquette. Retour sur le parcours singulier d’un développeur qui avance masqué vers la lumière.

Le Ninja nait du Chaos

Avant d’être Ninja Theory, le studio se prénomme « Just Add Monsters ». Nous sommes en mars 2000 et le studio n’est alors constitué que de ses trois créateurs, qui ont certes des idées, mais un manque cruel de ressources. Le rachat par Argonaut Games en septembre de la même année semblait inévitable et leur permet de rassembler une petite vingtaine de personnes pour participer au développement de Kung-Fu Chaos, leur première création. Déjà, Microsoft Games Studios s’intéresse au projet, qui fera finalement partie des titres disponibles au lancement de la toute première Xbox. L’accueil critique est bon mais le jeu reste confidentiel, ne permettant pas encore au studio d’éclater au grand jour.

De la Theory à la pratique

Petit saut dans le temps. En novembre 2004, la firme prend le nom de Ninja Theory alors qu’elle travaille depuis longtemps déjà sur un titre dédié à ce que l’on appelait alors la nouvelle génération : Heavenly Sword. Ici encore, il s’agit de s’aventurer sur un terrain inconnu, puisque le jeu sera l’un des premiers de son genre à sortir sur console de septième génération, en 2007. La volonté de proposer une expérience proche du cinéma était déjà présente. Les développeurs se rapprochent de Weta Digital, la société d’effets spéciaux de Peter Jackson, et investissent dans la performance capture à une époque où la technologie n’en est qu’à ses balbutiements. Leur œuvre suivante : Enslaved: Odyssey to the West, continuera de s’inscrire dans cette philosophie, en faisant incarner son personnage principal par Andy Serkis, artiste incontesté de la technologie, ayant joué entre autres Gollum ou King Kong pour le cinéma. Au-delà de ses atours techniques, Enslaved surprend par sa manière de jongler entre mythe et réalité. Le titre s’inspire grandement du roman La pérégrination vers l’Ouest, grand classique japonais maintes fois détourné, dans Dragon Ball par exemple, mais ne s’interdit pas de situer son action dans un New-York post-apocalyptique. Au centre de l’histoire, un duo de personnages interdépendants aux capacités complémentaires. Nous sommes alors en 2010 et si cette tendance n’en est pas encore une, on ne compte plus les titres sortis depuis mettant en avant une mécanique similaire.

L’odyssée vers l’est

La nouvelle décennie qui attend le studio sera placée sous le signe du défi et le premier viendra d’une requête de Capcom. Le légendaire éditeur japonais souhaite confier la lourde tâche de réinventer Devil May Cry, une saga ayant déjà connu quatre épisodes à l’époque, aux britanniques de Ninja Theory. Et le terme « réinventer » n’est pas de trop. On aurait pu s’attendre à un projet de commande, s’inscrivant dans la veine directe de ses prédécesseurs, il n’en est rien. DmC: Devil May Cry ne sera en aucun cas un cinquième épisode mais plutôt un reboot, voire un spin-off… en tout cas, un titre à part. À tel point qu’un nouveau Dante, transfiguré, se retrouve au cœur du projet. La réaction des fans ne se fait pas attendre et atteint des proportions… dantesques. Certains aficionados, déboussolés par le look inédit du personnage iconique, vont jusqu’à envoyer des messages au studio pour faire part de leur désarroi. Ici encore, la prise de risques est incontestable, et malgré quelques rabat-joie, elle est appréciée par la critique. Non contents de s’attaquer à une mythologie issue d’esprits japonais, Ninja Theory n’hésite pas à user de contre-pieds et compte bien prouver que la liberté créative est et restera au cœur des préoccupations du studio.

La consécration

Animés par la ferme conviction qu’un juste milieu entre jeu indépendant et blockbuster peut exister, les membres fondateurs de Ninja Theory décident de créer plusieurs sous-divisions au sein de leur équipe de développement. Nous sommes en 2013 et c’est justement l’une de ces ramifications, appelée plus tard Senua’s Division, qui commence à se mettre au travail sur Hellblade: Senua’s Sacrifice. 15 personnes à peine, pour un titre hautement ambitieux. Sur le plan technologique certes, mais aussi à travers la thématique que le jeu aborde : la maladie mentale et en l’occurrence la psychose. C’est un vrai voyage intérieur que nous propose l’héroïne de Hellblade, accompagné de monologues qui sonnent comme des dialogues, de plans jusqu’ici jamais vus illustrant la disposition mentale de Senua et d’un travail sur le son qui restera dans la mémoire de celles et ceux ayant pu s’essayer au titre. L’expérience est singulière et marquera l’industrie. Parmi la myriade de récompenses obtenues par le jeu, on compte 3 Game Awards et 4 BAFTA. La méthode Ninja Theory est incarnée par Hellblade : ici encore, les prises de risques sont nombreuses, plus encore que par le passé, le soin apporté à l’aspect cinématographique grâce à la performance capture fait date et la performance en elle-même, développer un tel chef d’œuvre avec un effectif réduit, fascine.

Un allié de taille

E3 2018. Microsoft Game Studios annonce le rachat de Ninja Theory. Un rachat aux termes bien définis : il n’est aucunement question de brider la fameuse créativité du studio, qui demeurera libre de façonner l’avenir du jeu vidéo sous la bannière de Microsoft. Près de deux ans plus tard, on ne peut que constater que ce parti pris porte déjà ses fruits. À la veille de la sortie de Bleeding Edge, un jeu de combats multijoueur en arène à la saveur unique, là encore développé par une petite équipe au sein du studio, on sait déjà qu’une autre équipe plus conséquente travaille à offrir une suite plus qu’attendue à Hellblade : Senua’s Saga: Hellblade II, qui fait partie des tout premiers titres dévoilés sur Xbox Series X. Et non contents de jouer déjà sur deux fronts radicalement différents, Ninja Theory surprend encore en janvier dernier en annonçant Project: Mara, une expérience traitant à nouveau de la maladie mentale mais toujours voilée de mystère. Et à ce propos, le studio travaille également en collaboration avec l’Université de Cambridge sur The Insight Project, un projet expérimental combinant technologie, game design et neurosciences pour aider les personnes souffrant de troubles mentaux et insister sur l’importance de la santé psychique. 

Ninja Theory multiplie donc les projets sans contraintes, ne se refuse aucune originalité et propose des perspectives nécessairement inédites, un trait plus que jamais inscrit dans son identité. Ce sont les portes d’une toute nouvelle génération qui s’ouvrent devant les talents de Ninja Theory et au vu de leur passé, on ne peut qu’être impatients face à l’avenir qu’ils nous réservent.