Les Portraits du jeu vidéo : Jennifer Lufau
Nous continuons notre série de portraits du jeu vidéo avec celui de Jennifer Lufau, créatrice de l’association Afrogameuses, une communauté internationale de joueuses afro qui œuvre pour une meilleure représentation et insertion professionnelle des minorités dans le secteur. Nous avons ainsi eu la possibilité de nous entretenir avec elle pour évoquer sa passion pour le jeu vidéo, la question de la représentation dans les œuvres et bien sûr les objectifs et actions de son association.
Quelle est votre histoire avec le jeu vidéo ?
J’ai commencé très jeune, je devais avoir entre 6 et 7 ans. J’ai découvert Prince of Persia : Les Sables du Temps sur l’ordinateur d’un monsieur qui tenait un cybercafé sur le chemin du retour de mon école. J’y passais avant de rentrer chez moi. Par la suite, j’ai partagé cette passion avec mon frère. À l’adolescence, je jouais à des RPGs, des MMOs, j’étais à fond dans Aion, Neverwinter et League of Legends. J’étais fascinée par l’aspect sociabilisant, je pouvais discuter avec des personnes du monde entier, ce qui m’a d’ailleurs permis d’améliorer mon anglais à l’époque.
Aujourd’hui, je suis plus portée vers les aventures solo, j’essaye vraiment de vivre des expériences plus immersives. Je vais tester Raji: An Ancient Epic, un jeu dont l’héroïne est indienne et doit secourir son frère. Je joue à Bayonetta, parce que je n’y avais pas joué avant… Je rattrape un peu le temps perdu et j’ai envie de découvrir des choses différentes, comme les jeux africains. À une époque, je ne savais même pas que ça existait ! Je m’intéresse aussi à l’écosystème du jeu vidéo africain parce que je pense qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent se faire.
Quand vous êtes-vous posé pour la première fois la question de la représentation dans le jeu vidéo ?
J’ai commencé à me questionner sur l’image que les jeux vidéo renvoyaient dès mes parties de Prince of Persia. On y joue un personnage qui doit aller sauver une princesse et je me demandais pourquoi. Ce n’était pas vraiment expliqué dans le jeu et on ne voyait même pas apparaître la princesse en question. Je me posais donc déjà des questions sur le rôle de mon personnage par rapport au personnage féminin, pourquoi la princesse ne pouvait-elle pas se sauver elle-même ? Dans les RPGs auxquels je jouais, c’était très rare de voir des personnages féminins noirs, je pouvais les compter sur les doigts d’une main. L’une des premières fois où je me suis vraiment sentie représentée dans un jeu vidéo, c’était à la sortie du personnage de Senna, dans League of Legends. J’ai eu un déclic, je pouvais m’identifier à elle d’une certaine façon et il n’y avait pas d’ambiguïté dans l’essence du personnage. Parfois, on voit des personnages à la peau un peu mate, aux cheveux légèrement bouclés ou frisés, des personnages que je qualifierais de « fourre-tout » ; Avec Senna, ce n’était pas le cas. J’ai aussi apprécié les événements organisés autour de sa sortie, comme un concours de cosplay lors du World Championship, avec une grande actrice américaine qui jouait le rôle de Senna.
Comment est venue l’idée de créer l’association Afrogameuses ?
Je réfléchissais déjà à ces questions de représentation et autour de moi je ne retrouvais personne qui me ressemblait et qui aurait eu cet intérêt pour les jeux vidéo, que ce soit dans mon entourage ou même dans l’espace public. Dans les mondes du stream et de l’esport : aucune représentation. En 2020, j’ai lancé un blog, je voulais parler de jeu vidéo mais pas nécessairement donner mon avis personnel, parce que je ne me sentais pas légitime. J’ai donc essayé de trouver des femmes noires qui jouent ou travaillent dans le domaine. Je suis tombée sur un forum et c’est ainsi que j’ai pu interviewer quatre femmes. Une de Madagascar qui travaille d’ailleurs aujourd’hui dans l’association, une des Pays-Bas qui a créé son entreprise liée au jeu vidéo, une autre au Canada et la dernière aux États-Unis. En recueillant leurs témoignages, j’ai pu confirmer ce que je pensais, nous avions des expériences similaires.
En discutant avec elles, j’ai eu envie de créer quelque chose qui rassemblerait plus de monde autour de ces thématiques-là. Je voulais aussi éduquer sur les réalités du secteur, montrer ce que c’est d’être une joueuse noire aujourd’hui. J’ai d’abord lancé un compte Instagram avec l’objectif de simplement créer un espace de rencontre entre femmes noires qui jouent aux jeux vidéo, parce que l’on sait que cela ne court pas les rues. En continuant à rencontrer plusieurs personnes, j’ai compris qu’il existait des associations qui travaillaient sur la question de la mixité, comme Women in Games ou Game Impact. Je me suis dit qu’il fallait que je me lance, que j’essaye de changer les choses à mon niveau, pour au moins créer un espace pour les femmes qui ne se sentent pas représentées et leur montrer qu’il existe des modèles. Nous voulons également accompagner celles qui souhaitent travailler dans l’industrie, encourager celles qui veulent créer des jeux.
Quels sont vos moyens d’action pour atteindre ces objectifs ?
Nous essayons de mettre en avant des modèles, des femmes noires qui streament, qui jouent, ou des professionnelles, par le biais de nos réseaux, comme sur Instagram où nous avons un post hebdomadaire pour célébrer « l’Afrogameuse de la semaine ». Il faut que nous montrions qu’elles sont présentes, qu’elles jouent, contrairement aux idées reçues. Les préjugés veulent que les femmes noires ne correspondent pas à la norme des gamers et il faut déconstruire cette pensée. Pour encourager celles qui voudraient rejoindre l’industrie du jeu vidéo, nous organisons des sessions, souvent sur Twitch, avec d’autres professionnelles qui viennent parler de leurs métiers, de leurs parcours et elles reviennent souvent sur les notions d’inclusivité et de diversité, qui sont très importantes pour nous. Nous savons qu’il n’y a que 15 % de femmes qui travaillent dans l’industrie mais nous n’avons pas de statistiques ethniques, donc on ne peut pas savoir combien de personnes noires, maghrébines, indiennes ou asiatiques travaillent dans le domaine. Mais puisqu’il n’y a que 15 % de femmes tout court, on peut s’imaginer que le pourcentage de femmes noires doit être très bas. Nous voulons également agir contre la toxicité qui peut exister dans le milieu du jeu vidéo, nous la subissons en tant que femmes noires, que ce soit en streamant, en jouant tout simplement, en participant à des forums ou en travaillant dans le secteur.
Dans un premier temps, nous avons créé un espace pour celles qui peuvent subir cette toxicité, elles savent qu’elles y seront comprises et soutenues, mais nous souhaitons également agir. Cette année, nous allons réaliser une étude qui va porter sur la toxicité dans le jeu vidéo, principalement envers les minorités, portée par Afrogameuses et soutenue par des chercheurs universitaires. Le but est de quantifier les dérives. On reçoit des témoignages d’insultes, de harcèlement ou de discrimination, mais il faut que cela devienne plus concret et personne n’a quantifié cela pour l’instant. En mettant des chiffres sur ces faits, les choses pourront peut-être changer, il sera plus facile de sensibiliser les gens et les entreprises et de leur donner les clés pour combattre ce phénomène. On ne peut pas vraiment agir si l’on n’a pas de chiffres. Enfin, nous organisons aussi des ateliers de sensibilisation dans les écoles, en partenariat avec une plateforme qui s’appelle La Féministerie : on y parle des biais qui existent dans le monde du jeu vidéo et dans le monde de la création de jeux vidéo. C’est aussi un travail que l’on fait avec les professionnels, les studios de jeu vidéo : nous pouvons intervenir directement dans les studios pour parler des biais qui existent, de ce que c’est d’être une Afrogameuse aujourd’hui, pour que ce soit des choses qu’ils prennent en compte.
Avez-vous déjà constaté une évolution dans la représentation des minorités dans le jeu vidéo ? Pensez-vous que les choses vont progresser dans les années qui viennent ?
Honnêtement oui, je suis vraiment optimiste et je pense que l’on ne pourrait pas faire le travail que l’on fait autour d’Afrogameuses sans l’être. Les choses évoluent déjà depuis plusieurs années, l’image de la femme aussi, au fil du temps. On partait de personnages féminins soumis au male gaze (regard masculin), qui n’existaient qu’à travers la vision d’hommes et je pense qu’aujourd’hui les choses commencent à changer. Dans les derniers Assassin’s Creed, on a la possibilité de choisir entre un personnage masculin ou féminin par exemple. En ce qui concerne la représentation des personnages noirs, des personnages racisés, je trouve qu’il y a du mieux et je pense que cela continuera si l’écosystème du jeu vidéo travaille avec les personnes concernées. Sans ça, on peut même avoir des conceptions de personnages irréalistes ; il suffit de prendre l’exemple des cheveux afro et de regarder comment ils sont conçus dans les jeux vidéo aujourd’hui, ce n’est pas toujours une réussite. Et je pense que cela vient de l’absence de développeurs et de développeuses noirs impliqués dans un projet. Quand on est une personne noire, on n’a pas toujours la possibilité de créer un personnage qui nous ressemble, même dans Les Sims : des personnes noires ont dû créer elles-mêmes des caractéristiques comme des coiffures, des couleurs de peau, des traits du visage, des vêtements ou accessoires qui correspondent à la culture afro. Les joueurs et les joueuses sont donc prêts à faire changer les choses, mais cela ne peut pas venir uniquement d’eux. C’est un travail d’inclusion que doit faire toute l’industrie et qui permettra aussi que la communauté ne remette plus ce travail en question : si les personnes concernées sont incluses dès le départ, il n’y aura plus de débat.
Jennifer Lufau à la Cérémonie des Pégases 2021
Que diriez-vous aux jeunes filles noires qui souhaitent travailler dans l’industrie du jeu vidéo ?
Je leur dirais déjà qu’elles ne sont pas seules, contrairement à ce qu’elles peuvent penser. Rejoindre une communauté existante, c’est déjà un premier pas. Dans l’industrie, on voit apparaître de plus en plus de modèles, il ne faut pas se décourager. Je leur conseillerais bien sûr de rejoindre Afrogameuses parce que notre travail c’est aussi d’encourager celles qui veulent créer du contenu autour du jeu vidéo. Nous allons bientôt lancer un programme de mentorat avec les professionnelles qui sont dans l’association. C’est un projet que nous sommes en train de mettre en place en ce moment, nous espérons pouvoir le lancer dans quelques mois. Nous souhaitons aussi lancer un programme d’ambassadrices pour que les Afrogameuses hors de France créent leurs propres événements gaming, avec notre soutien. L’objectif étant, pour les Africaines par exemple, de se sentir légitimes en tant que joueuses et de ne plus se cacher, comme le font certaines à cause des mœurs. On se sent plus forte et plus soutenue lorsque l’on fait partie d’une communauté !
Merci beaucoup à Jennifer Lufau d’avoir pris le temps de répondre à nos questions. Pensez à suivre Afrogameuses sur Instagram, Twitter et Twitch si vous souhaitez soutenir cette belle association et ne rien rater de son actualité !